Les sociologies françaises contemporaines
Les travaux sociologiques en France s’orientent à partir des années 1960 dans de multiples directions. C’est le moment où émerge une sociologie de l’école, du travail, de la religion ou encore de la ville. Certains sociologues se distinguent par leur ambition de dépasser le cadre stricto sensu de leur terrain de recherche pour donner à la sociologie un cadre théorique. Ainsi, dans les années 1980, Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Alain Touraine et Michel Crozier sont présentés comme tes représentants des quatre principaux courants de la discipline.
L’actionnisme de Raymond Boudon
Agrégé de philosophie, Raymond Boudon connaît très rapidement la consécration. A sa sortie de l’Ecole normale supérieure, à la demande de son directeur de thèse Jean Stoetzel, il se rend à New York pour travailler durant une année aux côtés de Paul Lazarsfeld. A son retour, il passe deux ans au CNRS puis obtient, toujours grâce à Jean Stoetzel, un poste à l’université de Bordeaux alors qu’il n’a pas encore terminé sa thèse.
De l’individualisme méthodologique à l’actionnisme
Sa très grande proximité institutionnelle avec Paul lazarsfeld etJean StoêtseiieJxaduitjlansjses premiers travaux. Il se consacre, dans L’Ana lyse mathématique des faits sociaux (1967) et Les Mathématiques en sciences sociales (1971), à analyser les apports de la pensée mathématique aux sciences sociales, poursuivant le projet de réunir une démarche empirique avec une réflexion théorique. Aussi, et dans une même perspective, il publie plusieurs ouvrages avec Paul Lazarsfeld Vocabulaire des sciences sociales (1965), L’Analyse empirique de la causalité (1966) et L’Analyse des processus sociaux (1970).
Enfin, Raymond Boudon oriente ses travaux vers une réflexion épistémologique qui l’amène à élaborer ce qu’il désigne dans un premier temps comme l’« individualisme méthodologique » puis dans un second temps comme l’« actionnisme », le terme d’individualisme étant trop emprunt selon lui de confusion. Comme le précise le sociologue : « Cette expression [l’individualisme méthodologique] a été reprise par Friedrich Hayek et Karl Popper qui l’ont identifiée avec des positions de philosophie politique de type libéral, ce qui a entraîné beaucoup de confusion. Une autre erreur est de penser qu’individualisme signifie explication du comportement humain de manière utilitariste.
Ce double refus explique le rejet que subit parfois l’individualisme méthodologique. C’est pour éviter cette confusion que j’ai proposé de parler d’actionnisme » plutôt que d’individualisme méthodologique »39.
Les fondements de l’actionnisme
La théorie de l’actionnisme défendue par Raymond Boudon repose sur trois principes fondamentaux qui visent à appréhender le passage de l’action individuelle au social.
• Un individualisme d’ordre méthodologique : Les phénomènes sociaux n’ont de sens que s’ils sont considérés comme le produit de l’action des individus et de leurs croyances. Il ne s’agit pas pour Raymond Boudon d’analyser l’idéologie individualiste ou la montée de l’individualisme dans les sociétés contemporaines occidentales mais de poser ce premier principe comme d’ordre méthodologique ;
• La rationalité limitée de l’acteur social : La rationalité de l’acteur n’est pas donnée en soi. Il est nécessaire de la resituer systématiquement par rapport au contexte dans lequel l’action de l’individu se déroule ainsi qu’aux représentations que cet individu a de ce contexte, lesquelles sont dépendantes des informations dont il dispose et de ses a priori ;
• Les effets émergents : Raymond Boudon s’intéresse in fine aux phénomènes macrosociaux comme le produit de l’agrégation des actions individuelles, qui peuvent prendre des formes différentes, de la plus simple aux effets émergents (ou effets « pervers »). Il montre dans le cas de l’école comment la massification du système scolaire a entraîné des conséquences non souhaitées par les acteurs pris individuellement.
L’exemple des effets pervers du système scolaire
Raymond Boudon s’oppose au modèle de la reproduction élaboré par Pierre Bourdieu efjean-Claude Passeron, pour lesquels l’écoleiedûyble lesrn egafifeTobservées dans rorclre’ social en consacrant ceux qui possèdent déjà les codes pour s’intégrer totalement et en rejetant en dehors de sorfcadre les pratiques non adaptées des enfants issus des catégories populaires.
Il montre au contraire qu’il n’y a pas de relation directe entre la hiérarchie scolaire, qui est équivalente à la répartition des élèves selon leur diplôme, et la hiérarchie sociale qui correspond à la répartition des positions sociales.
Ainsi pour le sociologue, les élèves et leur famille, pour choisir leur orientation scolaire, évaluent en fait à la fois les coûts et les bénéfices les plus avantageux pour eux.
Les bénéfices pour l’élève et sa famille peuvent être estimés par l’écart obtenu entre la position sociale de départ de l’élève et le diplôme à obtenir pour accéder à une position sociale d’arrivée plus élevée.
Ces bénéfices sont d’autant plus importants que l’élève partira d’une position sociale basse pour arriver au niveau le plus élevé de la hiérarchie sociale ou sont d’autant plus faibles qu’il fera le chemin inverse. Mais l’élève et ses parents prennent en compte un second paramètre qui est le coût économique des études. Plus l’élève appartient à une famille qui est située en bas de la hiérarchie sociale, plus le coût financier est élevé. Aussi, si la distance de niveau culturel entre l’enfant et ses parents est importante, c’est toute la structure familiale qui peut être remise en cause par ce désajustement. Les parents vont ainsi s’ingérer dans la scolarité de leur enfant afin de la rendre conforme à leur groupe social d’appartenance.
Pour un fils d’ouvrier, la promotion sociale peut être garantie par l’obtention d’un diplôme que le fils d’un cadre doit nécessairement avoir. Autrement dit, à un niveau de réussite scolaire identique, les attentes des élèves et de leur famille divergent selon la catégorie sociale dont ils sont issus.
Et si l’école a connu un phénomène de massification qui a entraîné une inflation des diplômes, les postes à la sortie n’ont pas augmenté dans les mêmes proportions. Pour faire face aux chances limitées de mobilité sociale, les élèves adoptent des stratégies qui les amènent à prolonger leurs études et à repousser leur entrée sur le marché du travail. Mais la généralisation de ce comportement a pour conséquence de dévalo-riser les diplômes. C’est d’une autre façon ce que Raymond Boudon désigne comme un effet pervers de l’agrégation d’attitudes initialement rationnelles. L’augmentation du taux de scolarisation oblige les élèves à suivre des études plus longues sans avoir pour autant la garantie d’en retirer un bénéfice, en l’occurrence de s’élever dans la hiérarchie sociale.
Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu
Pierre Bourdieu (1930-20Q2). aujourd’hui connu par le grand public grâce à la très grande médiatisation dont il fut l’objet dans les dernières années de sa vie, est avant tout un sociologue qui a profondément marqué la sociologie française de l’après-guerre. De ses premiersjlcrits consacrés à l’Algérie jusqu’à son dernier ouvrage posthume Esquisse pourUne auto-analyse (2004), il a exploré une multitude d’objets sociologiques (les pratiques culturelles, l’éducation, l’art, la littérature, la politique, l’économie…) en interrogeant systématiquement les fondements épistémologiques de son travail.
La sociologie comme une science à part entière
Si Pierre Bourdieu s’est appuyé sur tous les grands auteurs pour fonder son œuvre (dont Max Weber et Karl Marx), il revendique ouvertement sa filjation avec Emile Durkheim dans le projet (Te faire de la sociologie une sciencejimpart entière.
Il posé avec lean-Claude Passeron et lean-Claude Chamboredon. les fondements d’une’sociologie scientifique dans jeur ouvrage écrit en collaboration Le Métier de sociologue (1968). Ils définissent,à la suite de Gaston Bachelard le fait scientifique : il est d’abord « conquis contre l’illusion du savoir immédiat », puis construit et enfin constaté.
Cette démarche passe par l’utilisation de multiples techniques : la définition préalable, les statistiques, la critique du langage dans un premier temps ; l’interrogation des techniques utilisées, la construction des hypothèses, le choix d’un cadre théorique dans un second temps ; et l’observation pour confirmer ou infirmer les hypothèses construites dans un troisième temps.
Mais pour Pierre Bourdieu, par-delà le respect nécessaire de ces principes méthodologiques, le sociologue ne peut pratiquer son métier que s’il est dans une posture de réflexivité systématique. Comme le note Frédéric Lebaroron« Pierre Bourdieu n’a cessé de mener un tel travail d’auto-analyse qui se situe à l’opposé de tout narcissisme puisqu’il s’agit de depersonnaliser le sujet même de l’objectivation sociologique»*0. il est ainsi amené à retourner contre lui-même les outils qu’il ütîlise pour analyser les agents sociaux. C’est dans ce sens qu’il réalise des travaux d’abord sur le Béarn, sa région natale, puis sur le champ universitaire pour finir par livrer dans un livre posthume une Esquisse pour une auto-analyse.
Les principes du constructivisme structuraliste.
Toute l’œuvre de Pierre Bourdieu est marquée par cette ambition de dépasser ce que le sociologue désigne comme de « fausses antinomies ». Il s’agit de ne pas s’enfermer entreje subjectivisme et l’objec- tivisme, ni entre théorie et empirie, par le recours à des notions qui permettent de dépasser ces fautes antinomies.
Les deux mouvements inséparables de la démarche de Pierre Bour- dieu
Dans un premier mouvement, le sociologue propose de rompre avec les représentations ordinaires afin d’appréhender les structures objectives qui s’imposent de l’extérieur aux agents sociaux~ët pèsent sur leurs interactions. Ces structures objectives correspondent à l’espace cfèTpositions objectivement déterminées par le type de capital (économique, culturel, social et symbolique) possédé par l’agent social, que ce soit dans l’espace social ou dans les champs sociaux spécifiques. Dans un second mouvement, le sociologue réintroduit les représen-tations des agents sociaux dans la mesure où elles participent aussi à la construction du monde social. Une prise de position d’un agent social dans l’espace .sQriaLest-le-produit à la fois de la position sociale objec- tive qu’il occupent de ses dispositions (ou de son histoire) à prendre cette prise de position. Pierre Bourdieu appréhende ainsi l’espace dans sa statique et dans sa dynamique.
La construction de l’espace social
Pierre Bourdieu réfute l’approche substantialiste de la société pour adopter une approche relationnelle de celle-ci. C’est avec la notion d’espace social qu’il opère cette rupture. Pour le sociologue, la société n’est pas un ensemble homogène mais un espace social à plusieurs dimensions. Cet espace se structure de manière synchronique, en fonc-tion de la nature et du volume des capitaux possédés par les agents sociaux qui le composent, et de manière diachronique, par la trajectoire de constitution et d’évolution des capitaux de ces mêmes agents.
Les différentes formes de capital
Dans sa construction de l’espace social, Pierre Bourdieu.distingue^quatre -^Hypes de capitaux : le capital économique, culturel, social et symbolique.
Le’capital économique est évalué à partir des revenus, du patrimoine (détention des biens économiques, des moyens de production).