L'Etat
En rupture avec la vision juridique qui limite l’analyse de l’Etat à l’exercice de l’activité politique, la sociologie politique s’attache à montrer que l’Etat est le résultat d’un processus historique qui prend progressivement des formes diverses selon le pays dans lequel il s’impose.
L’Etat, une catégorie politique non universelle
Comme le montre des anthropologues, l’Etat n’existe pas sous sa forme actuelle dans toutes les sociétés et à toutes les époques.
Les sociétés sans Etat
Les premières réflexions anthropologiques sur l’Etat sont menées par l’Américain Robert Lowie en 1927 qui, dans L’Origine de l’Etat, montre que des formes de pouvoir sont présentes dans des sociétés sans Etat. C’est le cas en particulier des indiens Shoshone en Amérique du Nord. Vingt ans plus tard, Evans-Pritchard avec Meyer Fortes (Les Systèmes politiques africains, 1940) s’attache à établir à partir d’une étude sur huit sociétés de différents pays africains celles qui ont un Etat et celles qui n’en ont pas.
Ils observent ainsi que les premières reposent sur une administration qui dispose d’un pouvoir coercitif alors que les secondes sont fondées sur des clans qui ne se regroupent uniquement lors de l’apparition d’un conflit.
La société contre l’Etat
Dans La Société contre l’Etat (1974), Pierre Clastres a montré que la société primitive des Guayakis au Paraguay s’est constituée par le rejet d’établir une séparation entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés comme peuvent être organisées les sociétés politiques modernes. Selon l’anthropologue, si cette société primitive s’est opposée à l’émergence de L’Etat, c’est par crainte de l’aliénation et de l’inégalité. Le chef y possède certaines vertus qui n’ont rien de celles associées à la disposition d’un pouvoir coercitif. Il est capable de parler avec éloquence, sait se montrer généreux quand il le faut et doit être en mesure de trouver des solutions aux conflits éventuels qui pourraient surgir entre les membres de la tribu. Ainsi, la société primitive n’est pas une société sans Etat, mais une société contre l’Etat.
Ce travail a fait l’objet des critiques de J. W. Lapierre, lequel pointe notamment dans Vivre sans Etat? (1977) qu’il ne peut y avoir de sociétés humaines sans tensions ni conflits. Pour J. W. Lapierre, Pierre Clastres a minimisé, à l’intérieur de la société qu’il a étudiée, l’asservissement des femmes et des adolescents aux hommes. Ce n’est pas parce que le pouvoir politique n’est pas institutionnalisé qu’il ne peut pas prendre des formes non officielles, telles que les mutilations pratiquées sur les hommes jeunes lors de cérémonials.
L’Etat, le produit d’une construction historique
Si l’Etat n’existe pas dans toutes les sociétés et à toutes les époques, il est alors nécessaire d’appréhender les conditions qui sont à l’origine de sa constitution. Différents auteurs se sont intéressés à cette question.
Les modèles économiques
Immanuel Wallerstein est le représentant le plus illustre de ce courant de pensée. C’est dans la perspective d’une étude sur le capitalisme (The Modem World System, 1974) qu’il s’intéresse à l’Etat. Selon l’auteur, c’est à partir du XVIe siècle qu’une « économie-monde particulière (…) a pu fournir un cadre au plein développement du mode de production capitaliste ». Le système étatique a été dans ce cadre un des facteurs déterminants de l’instauration du capitalisme par la manière dont il a permis de préserver les avantages de ceux qui en étaient les initiateurs.
Les modèles politiques
Ce sont certainement les travaux de Norbert Elias qui sont les plus aboutis dans l’analyse de la construction sociale de cette forme de domination politique qu’est l’Etat. Le sociologue allemand montre que le passage de l’éclatement du pouvoir, qui caractérise l’époque féodale, à sa centralisation et à sa concentration par le pouvoir royal n’est possible que parce que celui-ci a pu revendiquer avec succès un double monopole : celui de la violence légitime, comme l’a montré Max Weber, mais aussi celui de la fiscalité . Ce double mouvement de monopolisation s’accompagne de la mise en place d’une administration qui va permettre, ce que Norbert Elias désigne comme, « la socialisation » du monopole étatique. Ainsi par ce processus de centralisation, il met en évidence dans La Dynamique de l’occident (1939) que l’Etat « se dote d’institutions durables et se différencie progressivement du reste de la société qu’[il] entend désormais gouverner ».
Les différents types d’Etat selon les pays
Pierre Birnbaum et Bertrand Badie montrent dans Sociologie de l’Etat (1979), que l’Etat ne s’est pas imposé de la même façon dans les pays occidentaux. Ils distinguent ainsi des pays où l’influence de l’Etat s’exerce fortement des autres où son influence est plus faible :
• Les pays du premier cas sont la France et l’Italie. Ces pays se différencient par la présence d’un centre pour le premier et par son absence pour le second mais se regroupent par la manière dont l’Etat est prédominant avec une organisation bureaucratique lourde ;
• Les pays du second cas, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, se caractérisent par une société civile réussissant à s’organiser elle-même sans nécessairement une intervention de l’Etat.
Comme le note Yves Déloye, « c’est en France que se développe l’Etat le plus fort précisément là où le processus de centralisation du pouvoir rencontra les plus vives oppositions. A l’inverse, la Grande-Bretagne, société ayant connu un moindre morcellement féodal et une unification territoriale précoce, ne connaît pas un tel degré d’étatisation »38.