Les grands courants sociologiques : La prédominance de la sociologie américaine dans les années 1950
Le début des années 1940 est marqué aux Etats-Unis par le déclin de l’école de Chicago. Deux courants deviennent alors dominants, l’empirisme de Paul Lazarsfeld d’une part, et le fonctionnalisme d’autre part, qui prend différentes formes incarnées notamment par Talcoot Parsons et Robert K. Merton.
L’empirisme de Paul Lazarsfeld
Paul Félix Lazarsfeld est né à Vienne en 1901 et meurt à New York en 1976. Après des études consacrées à la philosophie et aux mathématiques, il se fait remarquer en Europe pour son enquête sur les chômeurs de Marienthal (Les Chômeurs de Marienthal, 1933). Mais c’est pour ses travaux de marketing, menés au sein d’un centre privé qu’il a lui-même créé, que la fondation américaine Rockefeller lui propose de se rendre pour deux ans aux Etats-Unis. Il décide de s’y installer définitivement en 1935. Il obtient avec l’appui de Robert Lynd, professeur à l’université de Columbia, un poste à l’université de Newark. En 1937, Paul Lazarsfeld bénéficie des fonds de la fondation Rockefeller pour créer avec le soutien de Franck Stanton, le directeur de la recherche de CBS, l’Office of Radio Research dont le but initial est d’étudier le comportement des auditeurs de radio.
Puis, il réussit à imposer ses recherches dans un cadre universitaire pour lancer en 1941 à l’université de Columbia l’Applied Social Research. Paul Lazarsfeld connaît alors une forte renommée auprès des sociologues américains avec les premières recherches empiriques qu’il mène sur l’influence des médias. C’est en réaction aux travaux critiques de l’école de Francfort sur la culture de masse qu’il cherche, en collaboration avec Franck Stanton et Hadley Cantril, à démontrer l’influence des médias sur les attitudes des individus dans leur manière de consommer, de voter ou encore d’écouter la radio. Ils constatent que si les individus de toutes les classes sociales sont amenés à faire un usage plus ou moins intensif des médias, à en retirer des satisfactions personnelles, tous ne le font pas de la même façon. C’est dire autrement qu’il existe une relation entre les propriétés sociales des individus et les usages qu’ils peuvent faire des médias. Les sociologues observent par exemple que les femmes sont plus intéressées par la télévision, les hommes par la presse écrite et les adolescents par la radio. L’efficacité de la diffusion d’un message sur un récepteur n’est donc pas uniforme mais liée à un ensemble de conditions. Aussi, le récepteur est d’autant plus enclin à recevoir les opinions émises qu’elles correspondent à celles qu’il a déjà acquises et ne font que les renforcer à cette occasion. Il perçoit donc l’émetteur comme socialement légitime à tenir ce rôle car elles s’accordent avec les opinions émises dans son réseau de relations interindividuelles.
Par la suite, Paul Lazarsfeld exporte en Europe son modèle empiriste d’approche de la sociologie. Michaël Pollak rappelle ainsi : « Infatigable, Lazarsfeld propageait sa conception de la sociologie partout en Europe : en 1948, il conseillait le gouvernement norvégien dans la création d’un Institut de recherches sociales. En 1958, il était le premier sociologue occidental à donner des cours à Varsovie et à présider une conférence de l’UNESCO sur les techniques de sondages (…) ». Il se rend même en France à plusieurs reprises à partir des années 1960. Pierre Bourdieu relate le magistère alors exercé par te sociologue américain d’origine autrichienne dans une confrontation qu’il eut avec lui peu après la publication de L’Amour de l’art, les Musées et leur Public (1966), écrit en collaboration avec Alain Darbel : « L’histoire de ma confrontation, à première vue désespérée avec Paul Lazarsfeld dont on a peine à imaginer aujourd’hui l’empire à la fois scientifique qu’il exerçait sur la sociologie mondiale, a trouvé quelque chose comme un dénouement heureux en ce jour de la fin des années soixante où il nous avait littéralement convoqués Alain Darbel et moi à l’hôtel des Ambassadeurs (…) pour nous dire ses critiques du modèle mathématique de la fréquentation des musées que nous venions de publier dans L’Amour de l’art. Alors à l’apogée de sa renommée, il était arrivé avec un exemplaire du livre grossièrement griffonné à l’encre bleue et un gros cigare et avait pointé non sans brutalité ce qu’il donnait pour d’impardonnables erreurs. (…) Ses corrections accordées, Paul Lazarsfeld déclara avec quelque solennité qu’il n’avait jamais fait aussi bien aux Etats-Unis ».
Les fonctionnalistes
Les origines du fonctionnalisme
La notion de « fonction » est utilisée pour la première fois par Emile Durkheim, dans De la division du travail social ( 1913). Selon lui, pour « expliquer un phénomène social, il faut chercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit ». Cette notion de fonction n’est pas reprise par les successeurs français d’Emile Durkheim mais par des anthropologues anglo-saxons. Bronislaw Kaspar Malinowski, resté célèbre pour ses études sur les Argonautes du Pacifique occidental (1922), est le premier à montrer dans une orientation utilitariste que tout objet social remplit une fonction. Les cultures les plus diverses satisfont des besoins universels comme ceux de se nourrir, de se vêtir ou encore de se protéger. Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1881-1955) s’inspire quant à lui directement d’Emile Durkheim. Dans Structure et Fonction dans la société primitive (1924-1952), il précise que « la fonction d’un usage social donné consiste dans la contribution à la vie sociale totale, c’est-à-dire au fonctionnement du système social total ». Ainsi, les institutions d’une même société agissent à l’intérieur d’une structure sociale qui forme une unité fonctionnelle, et à l’intérieur de laquelle les individus sont rattachés les uns aux autres par des relations prédéfinies. Il faut attendre Talcoot Parsons, puis Robert K. Merton, pour que des sociologues s’intéressent à leur tour au concept de fonction.
Le structuro-fonctionnalisme de Parsons
Talcoot Parsons (1902-1970) entreprend une sociologie qui repose sur des principes théoriques forts, en opposition avec la conception empiriste défendue par Paul Lazarsfeld à la même époque. Il considère la sociologie comme « une science qui tente de construire une théorie analytique des systèmes d’action sociale dans la mesure où ces systèmes peuvent être compris à partir de la nature de l’intégration reposant sur des valeurs communes».
Le système social comme sous-système du système général de l’action sociale
Le système général de l’action sociale peut se décomposer en quatre sous-systèmes sociaux : le système social, le système culturel, le système psychologique et le système biologique. C’est le système social qui intéresse plus spécifiquement le sociologue.
Talcoot Parsons divise ce système en quatre groupes qui constituent eux-mêmes quatre sous-systèmes : le système politique, le système économique, le système intégratif et le système des modèles de culture institutionnalisés.
Ainsi, pour Talcoot Parsons, lorsqu’un individu entreprend une action sociale, celle-ci s’inscrit dans un cadre de l’un des systèmes ou des sous- systèmes. Chacun d’eux remplit un certain nombre de fonctions qui permettent au système global de s’ordonner et d’assurer sa pérennité.
- La fonction d’adaptation au milieu extérieur (A) : cette fonction répond à la nécessité pour le système de puiser des ressources dans son environnement ;
- La fonction de réalisation des fins – goal attainment – (G) : elle permet au système de se fixer des objectifs et de se donner des moyens pour les atteindre ;
- La fonction d’intégration du système (I) : elle est un moyen de coordonner les différentes parties afin de les stabiliser ;
- La fonction de maintien des modèles latents – latent patern maintenance – (L) : elle vise la production et la reproduction de valeurs communes à l’ensemble de la société qui permettent aux individus de motiver leurs actions.
Le fonctionnalisme à moyenne portée de Robert K. Merton
C’est contre le structuro-fonctionnalisme de Talcoot Parsons, dont il dénonce les excès dans les constructions conceptuelles, que Robert K. Merton constitue une théorie fonctionnaliste de moyenne portée.
Les postulats de l’analyse fonctionnaliste
Robert K. Merton interroge trois postulats de l’analyse fonctionnaliste :
- Le postulat de l’unité fonctionnelle selon lequel un élément d’un système remplit nécessairement une ou plusieurs fonctions pour l’ensemble du système. Il montre que ce qui peut être fonctionnel pour des groupes, peut ne pas l’être pour d’autres ;
- Le postulat du fonctionnalisme universel selon lequel tous les éléments d’un système social ont nécessairement des fonctions d’intégration. Il existe selon Merton des éléments qui sont afonctionnels ;
- Le postulat de nécessité selon lequel des fonctions seraient nécessaires à la vie en société et que certaines formes sociales seraient nécessaires pour la réalisation de ces fonctions.
Il donne ainsi pour objet à la sociologie d’élaborer des « théories intermédiaires entre les hypothèses mineures qui jaillissent chaque jour à foison dans le travail quotidien de la recherche et les larges spéculations qui partent d’un maître-schéma conceptuel d’où l’on espère tirer un grand nombre de régularités du comportement social accessible à l’observateur ».
Les notions de « fonctions manifestes » et « fonctions latentes »
Robert K. Merton rappelle l’importance d’analyser les conséquences non intentionnelles des comportements intentionnels. Il établit ainsi une distinction entre les fonctions manifestes (ou comportements intentionnels) et les fonctions latentes (ou conséquences non intentionnelles– des comportements intentionnels). Cette distinction lui permet d’interpréter les pratiques sociales qui se poursuivent même si leur objectif n’est pas atteint. Avec la notion de « fonction latente », le sociologue ne cherche plus à comprendre si les comportements des agents sociaux réussissent à atteindre l’objectif explicitement énoncé mais il s’intéresse aux effets de ces comportements. Finalement, pour Robert K. Merton, cette notion est un moyen d’analyser les pratiques sociales pour en appréhender les fonctions méconnues sans pour autant renoncer à en étudier les fonctions manifestes. Il cite dans ce sens l’exemple du comportement déviant qui est à l’opposé des conduites prescrites par l’organisation sociale mais peut constituer un comportement normal en relation avec les conditions sociales d’existence. Ainsi pour le sociologue : « certaines formes de comportements déviants sont aussi normaux psychologiquement que le comportement conformiste ».
Les dysfonctions du système social pour penser le changement social
Le fonctionnalisme est d’abord une sociologie de l’ordre social. Elle n’intègre pas a priori le changement social et n’appréhende pas sa dynamique. C’est pour dépasser cette limite que Robert K. Merton introduit la notion de « dysfonction ». Il montre ainsi comment, dans nos sociétés contemporaines, ¡a réussite sociale est une valeur dominante. Mais, un système de ce type ne peut fonctionner que s’il offre à chacun une chance de réussir. Or ce n’est pas le cas de ce système. Il précise notamment : « la structure sociale que nous avons examinée provoque une tension vers l’anomie (…) : un tel ordre social incite les individus à surpasser leurs rivaux. Tant que les sentiments qui servent de base à ce système compétitif trouvent leur satisfaction dans l’activité quotidienne et pas seulement dans le résultat final, le choix des moyens se fera dans l’ensemble conformément aux procédures institutionnelles ; si au contraire, l’intérêt se concentre sur l’issue de la compétition, l’effondrement de la structure régulatrice risque de s’en suivre ».