Les débuts de la sociologie du travail
L’école des relations humaines, les premières critiques du taylorisme
La sociologie du travail prend véritablement forme et se développe avec la constitution dans les années 1920 de l’école des relations humaines autour de la figure d’Elton Mayo. Ce courant de recherche, qui s’appuie sur une démarche empruntée à la psychologie sociale, veut rompre avec la « philosophie » taylorienne du travail.
Elton Mayo et son équipe réalisent une série d’expériences durant cinq ans entre 1927 et 1932 à Hawthorne, dans une usine d’électricité où sont construits des produits pour le téléphone. Leur ambition est à l’origine de montrer la relation entre les conditions de travail des ouvrières de cette usine et leur productivité. Ils proposent ainsi à certaines d’entre elles d’améliorer l’éclairage dans leur atelier afin de mesurer les effets produits par ce nouvel apport sur leur productivité. Or, le résultat qu’ils obtiennent n’est pas celui qu’ils attendaient.
Ils constatent que l’amélioration de la productivité ne concerne pas uniquement les ouvrières qui bénéficient ponctuellement de meilleures conditions de travail mais toutes les ouvrières de l’usine, quelles que soient les conditions dans lesquelles elles travaillent. Ils renouvellent ces expériences les années suivantes en offrant à certaines tout d’abord des horaires plus avantageux, puis un meilleur salaire.
Mais elles confirment toutes leurs observations initiales. Elton Mayo et son équipe en concluent que la productivité des ouvrières dans leur ensemble est étroitement liée à l’intérêt que ces dernières ressentent pour leur travail, intérêt lui-même déterminé par l’intérêt que les supérieurs hiérarchiques lui accordent. C’est dire autrement que, contrairement à ce que pouvait croire Frédéric W. Taylor, le salaire obtenu par le travail n’est pas le seul et unique facteur explicatif de l’augmentation de la productivité. Ce phénomène est désigné comme « l’effet Hawthorne ». L’entreprise n’est plus alors considérée seulement comme un système technique qui se limiterait à agencer des logiques de production, elle est aussi appréhendée comme un système social sur lequel il est possible d’influer en vue d’agir en retour sur le système technique et de permettre une meilleure production. Forts de leurs résultats, Elton Mayo et ses collaborateurs deviennent ainsi des experts au service des entreprises.
La naissance de la sociologie du travail en France
La sociologie du travail prend corps et se développe en France à partir des années 1950. Georges Friedmann et Pierre Naville en sont les principaux instigateurs.
C’est dans le cadre d’une démarche empirique revendiquée qu’ils se rendent directement dans les usines, sur les lieux mêmes de la production, pour observer au plus près le travail des ouvriers. Leur objectif est de mesurer les effets engendrés par la taylorisation généralisée de l’appareil productif et la rationalisation du travail sur les ouvriers. Dans ses différents travaux, Georges Friedmann montre, à partir d’enquêtes empiriques menées dans plusieurs pays industrialisés dont la France, les Etats-Unis et l’URSS, que la mise en place du travail à la chaîne a pour conséquence de déposséder les ouvriers de leur savoir- faire pour les contraindre à se soumettre à des tâches répétitives et parcellaires. Ce mouvement entraîne une perte progressive des qualités du métier d’ouvrier puisqu’il n’a plus à suivre un apprentissage spécifique pour apprendre son métier, dont la compétence se résume désormais à supporter une accélération de la charge de travail. Il cite de nombreux exemples dont celui de l’horloger « qui connaît la « montre ».
Il est aujourd’hui un artisan ou un réparateur. L’ouvrier de
définies une fois pour toutes et qu’il répète au long de sa journée de travail ». Mais pour autant, Georges Friedmann ne se résout pas à un déterminisme technologique qui rendrait toute évolution impossible. Selon le sociologue, les effets de la mécanisation peuvent être limités par une politique volontariste dans laquelle les responsables de l’organisation du travail occuperaient une place centrale pour permettre son évolution.
Aussi, Georges Friedmann critique les travaux de l’école des relations humaines : « En adossant ces recherches à la notion d’une « structure sociale » de l »‘entreprise » considérée comme une unité séparée (…) l’équipe des chercheurs d’Hawthorne reconstruit les préoccupations intéressées des leaders de l’industrie. Ils serviraient ainsi toutes les mesures par lesquelles un patronat novateur cherche depuis des décennies à combattre et neutraliser des courants centrifuges »9. La sociologie du travail, telle que Georges Friedmann la conçoit, ne se limite pas à étudier le fonctionnement de l’entreprise mais la société industrielle dans sa globalité.
Le travail au cœur du social : Évolution du travail ouvrier aux usines Renault (Alain Touraine)
C’est à partir d’un programme de recherche établi par Georges Friedmann qu’Alain Touraine analyse les évolutions du travail, non seulement dans le cadre de l’entreprise mais surtout en les reliant à l’environnement social dans sa globalité. Dans L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault (1955), il met en évidence le fait que ces évolutions sont liées non seulement à la situation du travail mais aussi et surtout à l’environnement dans lequel se situe l’entreprise. Aussi, il montre que l’histoire de l’industrialisation peut se décomposer en trois phases.
• La phase A se caractérise par la prépondérance des ouvriers qualifiés, possédant une connaissance approfondie de leur métier et placés sous la responsabilité de contremaîtres, eux-mêmes ouvriers très expérimentés. Ce cadre de travail où l’ouvrier bénéficie d’une certaine autonomie le pousse à se percevoir comme étant un acteur central dans la société industrielle. C’est parce qu’il a une conscience de soi-même qu’il peut participer à la construction du syndicalisme ouvrier ;
• La phase B correspond à une désintégration du système précédent. Les ouvriers qualifiés doivent progressivement se retirer du cœur de la production au profit des ouvriers spécialisés. Cette situation a pour conséquence d’accentuer te contrôle des ingénieurs et des techniciens sur les ouvriers et de limiter ou de réduire la marge de manœuvre de ces derniers ;
• La phase C est le moment où l’ouvrier n’agit plus sur le produit mais se limite à contrôler le fonctionnement de l’appareil de production. Les ouvriers se rapprochent des techniciens et partagent des perceptions liées à une fonction. Il ne s’agit plus alors pour eux de remettre en cause le système mais de s’assurer une place dedans.
Pour Alain Touraine, le taylorisme et le fordisme ne sont donc qu’une des étapes dans l’évolution des systèmes productifs, qui passeraient de la phase B à la phase C.