Le renouveau de la sociologie française après la Seconde Guerre mondiale
A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la sociologie française est moribonde. Elle n’est représentée à l’Université que par trois postes, un à la Sorbonne (Paris), un à Bordeaux et un à Strasbourg. Aucune formation spécifique en la matière n’est dispensée. Mais progressivement, elle se réorganise d’abord en dehors de [‘Université, au sein du Centre d’études sociologiques, puis à l’intérieur de celle-ci à partir des années 1950 autour de Jean Stoetzel, Raymond Aron, Georges Gurvitch et Georges Friedmann.
L’institutionnalisation de la sociologie française
Le CES, première innovation institutionnelle
La création en mai 1946 du Centre d’études sociologiques (CES), sous l’impulsion de Geoiges Gurvitch, est la première innovation importante.
L’activité du CES se limite dans un premier temps à l’organisation de conférences, animées par les grandes figures des sciences sociales de l’époque, dont le but est d’initier à la recherche en sociologie dans des domaines aussi divers que l’économie, le religieux, ou encore le droit.
L’année suivante sont lancées les premières enquêtes de terrain afin d’« établir une image de la structure sociale de la France libérée »25 sur les conflits de groupe, sur la pratique religieuse, ou encore sur l’évolution des métiers industriels, commerciaux et agricoles.
A la fin de l’année. 1949, Georges Gurvitch, suite à sa nomination à la Sorbonne, quitte la direction du CES. Il est remplacé par Georges Friedmann, « avec pour mission d’en faire un « laboratoire » »26. Pour répondre à cet objectif, il procède à un important recrutement de chercheurs : vingt et un d’entre eux rejoignent le CES entre 1949 et 1951, ils sont quasiment le double quatre ans plus tard.
Mais les caractéristiques sociales et notamment scolaires de ce groupe traduisent la faible représentation de la sociologie dans la hiérarchie intellectuelle de l’époque. Dans les deux recrutements effectués en 1949 et 1955, le nombre de normaliens ne varie pas : deux sur douze, puis deux sur trente-sept et même si celui des agrégés augmente en valeur absolue, il reste minoritaire en proportion : deux sur douze puis six sur trente-sept. Et « la distance au monde intellectuel et universitaire est confirmée par leurs origines sociales puisque dans l’ensemble très peu étaient issus de familles intellectuelles. (…) Quelques-uns avaient une origine sociale supérieure en particulier ceux qui jouaient un rôle dirigeant ; mais la plupart venaient de milieux modestes où les professions agricoles et commerciales étaient particulièrement repré-sentées »27.
Aussi, les chercheurs du Centre sont dans une situation de précarité totale. En marge de l’Université, ils n’ont pas de formation spécifique, ne disposent que de ressources matérielles limitées et n’ont que peu de chance de faire carrière.
La reconnaissance de la sociologie à l’Université
Il faut attendre le milieu des années 1950 pour que la sociologie française se mette réellement en pJacejet-se développe sur un plan institutionnel. C’est la période où sont créées deux nouvelles chaires à la Sorbonne, attribuées à Jean Stoetzel et Raymond Aron, avec pour chacun d’entre eux un poste d’assistant. En 1958, une licence de sociologie est fondée à l’initiative de ce dernier. Puis une intense activité éditoriale se déploie.
De nouvelles revues voient le jour, Sociologie du travail en 1959, la Revue française de sociologie en 1960 ou encore les Cahiers internationaux de sociologie la même année, multipliant les possibilités pour les jeunes chercheurs de publier leurs recherches.
L’émergence de nouveaux chefs de file en rupture avec le durkheimisme
Les derniers grands représentants de l’école durkheimienne disparaissent durant la guerre, Maurice Lévy-Bruhl en 1939, Célestin jiouglé en 1940, Maurice Halbwachs en 1945. Une nouvelle génération prend la tête de la sociologie Française. Il s’agit de Jean Stoetzel, Georges Gur- vitch, Raymond Aron et Georges Friedmann.
La psychologie sociale de Jean Stoetzel
Jean Stoetzel participe activement à la refondation de la sociologie française à partir de 1945. Il propose un paradigme fondé sur la psychologie sociale qui s’inscrit ouvertement en rupture avec le durkheimisme jusqu’alors dominant.
Une figure incontournable de La période d’après-guerre
Jean Stoetzel connaît un parcours d’excellence. Normalien, agrégé de philosophie, il cumule les fonctions au sein de l’Université et dans les instances de la sociologie. Professeur à la Sorbonne à partir de 1955, il est aussi directeur du Centre d’études sociologiques de 1958 à 1968, de la Revue française de sociologie en 1960, de l’institut des sciences sociales du travail de 1955 à 1970 et siège à la commission nationale du CNRS de 1953 à 1970. Il dirige également l’institut de sondage l’Ifop durant de longues années.
Jean Stoetzel, par son pouvoir de nomination à des postes, sa possibilité de disposer de moyens financiers, sa capacité à offrir des lieux de publi¬cation, est alors une figure incontournable pour qui veut faire carrière en sociologie en France durant la période d’après-guerre.
Le refus de s’inscrire dans la continuité de la tradition durkhei- mienne
Jean Stoetzel remet en cause tout d’abord avec véhémence la démarche méthodologique d’Emile Durkheim et de ses disciples. Il dénonce leur incapacité à se rendre sur le terrain et la manière dont ils avaient systématiquement recours à des données de seconde main recueillies par d’autres. Il critique dans ce sens vivement
Les Règles de la méthode sociologique. Emile Durkheim, avec cette publication, se serait « contenté d’écrire un petit ouvrage mais le moins que l’on puisse dire c’est que celui-ci apparaît comme inutile pour ceux qui voudraient entreprendre ces recherches ». Et Jean Stoetzel finit même par se demander « s’il ne faut pas mettre les générations futures de chercheurs à l’abri de son influence », comme le rappelle Loïc Blondiaux.
Aussi, Jean Stoetzel, contrairement à Emile Durkheim, n’estime pas nécessaire que la sociologie se constitue comme une discipline à part avec un domaine d’étude spécifique. Il projette d’élaborer une psycho¬logie sociale dont l’objet central est l’analyse des opinions. Il revendique ainsi ouvertement l’héritage d’un des premiers sociologues à s’être situé dans cette perspective, Gabriel Tarde : « C’est dans notre pays, c’est en France qu’est née la conception d’une branche de la sociologie consacrée à l’étude de l’opinion publique. Sans prétendre qu’il ait conçu dans toute sa précision cette doxo-métrie dont je vous exposais les principes la quinzaine passée, on ne doit pas oublier que dès 7898-7899, Gabriel Tarde cet initiateur incomparable dans les sciences sociales attirait l’attention sur des phénomènes tels que le Public, l’Opinion et qu’en 1901 il exprimait l’espoir que de tels sujets vinssent à tenter “quelques jeunes chercheurs » désireux de combler ce qu’il nommait cette immense lacune ».
Mais, pour Jean Stoetzel, ce sont les psychosociologues américains qui ont d’abord retiré toute la richesse des perspectives tracées par Gabriel Tarde : « Il est vrai que l’appel lancé par Tarde fut d’abord entendu au-delà de l’Atlantique aux Etats-Unis ».
Les sciences sociales américaines comme modèles.
C’est lors d’un séjour d’une année en 1937 à l’université de Columbia qu’il découvre avec fascination les sondages d’opinion et la psychologie sociale.
jean Stoetzel va contribuer à importer en France un des modèles dominant les sciences sociales américaines (celui incarné par Paul Lazars- feld), en ayant recours aux sondages d’opinion ou aux financements de la recherche par des organismes privés. Il réalise pour l’Ifop, tout juste créé, des travaux basés sur cette méthode. Il réussit également à imposer les sondages d’opinion au sein de grands organismes publics comme l’Insee ou l’Ined.
Pour Jean Stoetzel, comme la sociologie a pour objet de recueillir avec méthode les faits, seul l’emploi généralisé des sondages d’opinion permet d’appréhender la réalité sociale. Il ne sert donc plus à rien de s’attacher à élaborer une théorie. La démarche prônée par le sociologue vise à une mathématisation des faits sociaux. Il œuvre dans ce sens à l’élaboration de méthodes quantitatives qui seules permettent d’obtenir une représentativité de ces faits sociaux.
Les autres chefs de file de la sociologie française d’après-guerre
Si Jean Stoetzel occupe une position centrale dans la sociologie française au sortir de la guerre et durant plus de vingt ans, d’autres sociologues représentent aussi la discipline.
L’« hyper empirisme dialectique » de Georges Gurvitch
Georges Gurvitch, au parcours atypique, est né en 1894 à Novorossisk en Russie. Après avoir participé activement à la Révolution russe de 1917 en tant que commissaire politique, il passe sa thèse en Allemagne et enseigne à Prague. Il se rend en France, part pendant la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis puis s’installe définitivement, à la fin de la guerre, dans l’Hexagone. Henri Mendras rappelle qu’il revient d’outre-Atlantique avec « l’idée que la sociologie devait se déve¬lopper en France parla recherche de terrain ». Il prône ainsi un « hyper empirisme dialectique ». Mais sa démarche ne fera pas école. Georges Gurvitch participe davantage à la reconnaissance institutionnelle de la discipline. Il est à l’origine de la création du Centre d’études sociologiques. Il est professeur à la Sorbonne et siège au CNRS.
Georges Gurvitch est durant cette période, à l’instar de Jean Stoetzel, un sociologue incontournable pour se lancer dans la discipline. Mais les jeunes prétendants de l’époque témoignent tous des difficultés qu’ils rencon¬trent à travailler avec lui. Henri Mendras rapporte ainsi : « Il terrorisait ses étudiants, les trouvant tous analphabètes, sauf les normaliens, dominés par le bavardage théorique, et les sciences po, démunis de toute rigueur intellectuelle si bien que tous méritaient « zérrro », ce r roulé à la russe dans le zéro le rendait aussi menaçant qu’un réquisitoire de Vichinsky »33. L’influence exercée par Georges Gurvitch repose alors sur son poids institutionnel plus que sur toute démarche sociologique.
Raymond Aron, un sociologue « libéral »
Normalien. Raymond Aron a une carrière éclectique. Il est non seule¬ment un professeur de sociologiemais aussi un éditorialiste dans la presse écrite qui n’hésite pas à donner son avis sur la situation politique du pays. Raymond Aron participe moins à édifier un système théorique original qu’à l’institutionnalisation de la sociologie. S’il connaît une postérité aujourd’hui, c’est parce qu’il est considéré comme un sociologue « libéral »34 qui a su prendre ses distances avec le marxisme et le parti communiste au moment où ces derniers exerçaient une domination sur la vie politique et intellectuelle française, tout en gardant un regard critique sur sa position.
Il montre dans L’introduction à la philosophie de l’histoire (19B8) avec Max Weber, contre Karl Marx, qu’il ne peut y avoir un déterminisme pour expliquer les évolutions de la réalité historique mais une multiplicité de perceptions et d’interprétations par les hommes de cette réalité. Aussi, il s’attache à comparer l’organisation de la société industrielle dans les pays occidentaux et dans les pays communistes.
Il s’aperçoit que l’opposition entre les uns et les autres est moins centrée sur la dimension économique que politique : « Antithèse de la concurrence et du monopole, de la constitution et de la révolution, du pluralisme des groupes sociaux et de l’absolutisme bureaucratique, de l’Etat des partis et de l’Etat partisan». Ce qui l’amène à conclure que l’organisation de la société industrielle dans les pays occidentaux est davantage à même de permettre la démocratie que celle des pays communistes. Pour Jean-François Chanlat, Raymond Aron est « un libéral qui croit que les sociétés industrielles de l’Ouest incarnent mieux l’idéal démocratique que leurs homologues de l’Est. Cette conception très politique de la société explique pourquoi entre un totalitarisme bien réel et un socialisme selon lui introuvable qui allierait à la fois les libertés formelles et la planification économique, le libéralisme reste encore pour Aron le seul garant des libertés, du maintien du pluralisme des hiérarchies et de la rivalité permanente pour le pouvoir. Mais son libéralisme est plus pragmatique qu’idéologique ».
La sociologie du travail de Georges Friedmann
Agrégé de philosophie, Georges Friedmann est principalement connu par ses travaux sur le travail37. Elu à la chaire d’histoire du travail du Cnam, il rédige sa thèse sur les problèmes humains engendrés par le machjnisme industriel qui fera l’objet d’une publication Problèmes humains du machinisme industriel (1946), puis successivement Où va le travail humain ? (1950), Le Travail en miettes (1956).