Les grands courants sociologiques : La naissance d’une sociologie empirique aux Etats-Unis
Les conditions de l’émergence d’une sociologie empirique aux Etats-Unis
Un contexte marqué par l’industrialisation et l’explosion démographique
A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis d’Amérique connaissent des bouleversements très profonds liés à un développement économique et une urbanisation sans précédent.
La ville de Chicago symbolise à cette époque ces transformations. Alors qu’elle ne dénombre que quelques milliers d’habitants en 1850, sa démographie fait l’objet, les années suivantes, d’une croissance exponentielle. En 1910, elle atteint les deux millions d’habitants puis dépasse les trois millions d’habitants moins de trente ans plus tard. Cette croissance démographique exponentielle s’explique principalement par des vagues massives d’émigrés venus d’Europe. Des Allemands, des Irlandais et des Scandinaves sont rejoints par la suite par des Tchèques, des Slovaques, des Grecs, des Polonais ou encore des Lituaniens. Chicago devient une ville où coexistent des populations d’origine ethnique différente qui vivent dans des quartiers séparés. Dans le même temps, apparaissent des phénomènes de délinquance, de prostitution, de criminalité et de misère sociale.
L’appel aux compétences des sociologues
C’est dans ce contexte que les pouvoirs publics et des organismes privés font appel à la compétence des sociologues. Le premier département de sociologie est créé à l’université de Chicago en 1892. Il assure son fonctionnement pendant plus de vingt ans grâce aux 25 millions de dollars qu’il perçoit autant du secteur public que privé. Ainsi, la sociologie rencontre outre-Atlantique un succès institutionnel extrêmement rapide. Mais ce succès est possible uniquement parce que ces premiers sociologues américains ne remettent pas en cause fondamentalement les valeurs sur lesquelles la société américaine repose. Ils se limitent, dans une démarche pragmatique et de réformisme social, à éclairer les politiques sociales mises en place et à proposer des solutions adaptées en vue de résoudre les problèmes sociaux.
La conception do méthodes do recherche adaptées à l’édification d’une sociologie empirique
Les sociologues de l’université de Chicago se regroupent au sein d’une école, dite « école de Chicago », et consacrent leurs recherches à l’organisation et au fonctionnement des différents groupes sociaux à l’intérieur de la ville.
Ils mettent en place les premières enquêtes de terrain et dans ce cadre élaborent de nouvelles techniques en vue d’entrer en contact avec les populations défavorisées. Ils ont ainsi recours à l’observation directe, aux entretiens plus ou moins formalisés, aux recueils autobiographiques ou encore aux sources documentaires. Ces nouvelles techniques sont censées leur permettre d’appréhender les conditions réelles dans lesquelles vivent ces populations, de déterminer leurs activités et attitudes concrètes, leurs perceptions et leurs opinions. Mais si ces premiers sociologues insistent sur la nécessité d’une démarche empirique, ils soumettent aussi leurs travaux à une orientation théorique, l’écologie humaine. Ce modèle transposé des sciences naturelles vise à analyser les interactions entre les individus et leur environnement.
Le Paysan polonais, un des ouvrages fondateurs de la sociologie empirique américaine
Dans Le Paysan polonais, ouvrage en cinq volumes, publié en 1918, William Isaac Thomas (1863-1947) et Florent Znaniecki (1888-1956) réalisent la première véritable analyse consacrée à l’immigration et la question ethnique. Ils s’efforcent de montrer que pour comprendre l’organisation et le fonctionnement des populations immigrées, il est nécessaire d’avoir une connaissance approfondie de leur société d’origine.
A l’origine, W. I. Thomas lance seul sa recherche grâce au soutien financier d’une fondation privée. Il utilise tout d’abord une méthode ethnographique qui l’amène à aller directement à la rencontre des immigrés polonais et qui l’oblige à avoir une connaissance du milieu d’origine et à maîtriser la langue maternelle. Puis, il a l’idée d’élaborer une nouvelle méthode, celle des histoires de vie ou la méthode dite autobiographique, après avoir retrouvé par hasard dans la rue, lors d’une enquête de terrain dans la communauté polonaise, un sac rempli de lettres adressées par une jeune femme polonaise à son père resté au pays. Il passe alors une petite annonce dans un journal de la communauté polonaise pour récupérer d’autres lettres reçues par les immigrées polonaises. Il demande également à un émigré polonais, Wladeck, de rédiger lui-même l’histoire de sa vie. Mais c’est finalement durant un voyage en Pologne que W. I. Thomas fait la rencontre de F. Znaniecki avec lequel il travaille en étroite collaboration pour achever l’ouvrage qui se décompose en sept rubriques : la famille paysanne, le mariage, le système de classes dans la société paysanne, l’environnement social, la vie économique, les attitudes religieuses et magiques, et les intérêts théoriques et esthétiques.
La notion centrale d’assimilation
Les sociologues de l’école de Chicago vont élaborer tout un ensemble de notions comme celles d’acculturation, compétition, conflit, contact, distance sociale, homme marginal, rôle, statut, comme le rappelle Dominique Schnapper. Mais la plus importante est celle de l’assimilation. C’est Robert Park (1864-1944) qui définit cette notion dans le cadre d’une sociologie de l’intégration des ethnies.
Il décrit un processus marqué par un mouvement de désorganisation/ réorganisation autour de quatre étapes.
- Les groupes d’individus sont d’abord en rivalité les uns avec les autres. Leurs contacts se limitent à de simples rapports économiques ;
- Suite à leur prise de conscience de la rivalité qui les oppose, les groupes d’individus entrent alors immanquablement en conflit ;
- Ils sont par la suite dans une phase d’adaptation, coexistent et acceptent leurs différences tout en restant potentiellement des rivaux ;
- Enfin, les groupes d’individus finissent par accepter l’assimilation, qui se caractérise par la fin des conflits les opposant et le mélange des valeurs propres à chaque groupe.
L’assimilation correspond à « un processus d’interpénétration et de fusion dans lequel les personnes et les groupes acquièrent les souvenirs, les sentiments, les attitudes de l’autre et en partageant leur expérience, leur histoire, s’intégrent dans une vie culturelle commune ». C’est dire autrement que pour Robert Park, l’assimilation ne passe pas par l’abandon des particularités de chaque groupe d’individus pour aboutir à une homogénéité culturelle de l’ensemble de la population mais, à l’inverse, par leur reconnaissance et par la capacité de chacun de ces groupes à participer activement à la vie sociale. Elle est possible uniquement si les groupes d’individus « tout en conservant leurs particularismes, utilisent la langue commune, participent pleinement aux traditions politiques américaines et adoptent (…) les mêmes modes de vie ». Dans ce sens, l’école joue un rôle fondamental pour permettre à ce processus de se réaliser.
L’organisation de l’espace urbain comme révélateur de l’assimilation
Pour les sociologues de l’école de Chicago, l’espace urbain est le lieu par excellence pour appréhender l’assimilation. Ils observent ainsi la manière dont les nouveaux immigrés s’installent tout d’abord dans les quartiers défavorisés, et dès qu’ils ont une meilleure situation financière, partent habiter dans des endroits plus éloignés du centre en même temps qu’ils approuvent et participent davantage aux valeurs américaines.
L’organisation spatiale de la ville comme le reflet de l’organisation sociale et culturelle
Dans son étude sur Chicago, E. Burgess (1886-1966) montre comment l’organisation spatiale de la ville est le reflet de son organisation sociale et culturelle.
- La zone 1, très stable, correspond au centre de la ville (le loop). Elle est le lieu où sont concentrées les affaires économiques (commerce, bureaux, hôtels) et les industries ferroviaires ;
- La zone 2 de détérioration regroupe les derniers immigrés arrivés qui sont les moins adaptés : les Chinois de Chinatown, les Italiens, les marginaux, mais aussi les intellectuels et les artistes ;
- La zone 3 rassemble les ouvriers qualifiés, les employés, et les juifs de la seconde génération qui sont mieux intégrés à la société américaine.
- La zone 4 est occupée quant à elle par les groupes d’individus complètement assimilés. Ils vivent dans des zones résidentielles.
« Le ghetto », le processus d’assimilation des juifs
Louis Wirth (1897-1952) met en application ces analyses pour étudier le cas du processus d’assimilation des immigrés juifs.
Il montre comment les juifs, lorsqu’ils s’implantent sur le territoire américain, reconstituent l’organisation de leur communauté d’origine, en continuant à accorder une place centrale à leur vie religieuse autour de la synagogue, mais développent aussi des relations avec les autres catégories de populations.
Il met ensuite en évidence la manière dont leurs enfants, qui se rendent dans des écoles publiques et ont là l’occasion d’entrer en contact de manière plus soutenue avec les autres citoyens américains , s’intègrent progressivement à la société américaine pour finir par devenir des hommes d’affaires et habiter les quartiers résidentiels.
La diversité des objets étudiés par les sociologues de l’école de Chicago
Aussi, les travaux des sociologues de l’école de Chicago se caractérisent par leur diversité. Frédéric Thrashep étudie les bandes dans The Gang (1927). Clifford Shaw, Frédéric Zorbaugh, Henry Me Kay et Léonard Cottrel s’intéressent à la délinquance (Delinquency Areas, 1929). Edwin Sutherland enquête sur les voleurs professionnels à partir du récit de l’un d’eux (The Professional Thief, 1937). Quant à H. Zorbaugh, il consacre ses travaux aux quartiers bourgeois de Chicago (The Coald Coast and The Sium, 1929).